lundi 8 septembre 2008

Racisme et préférence pour l’identique : du clonage culturel dans la vie quotidienne par Philomena ESSED

Racisme et préférence pour l’identique : du clonage culturel dans la vie quotidienne

Philomena ESSED

Traduit de l’anglais par Brigitte Marrec

Ceci est une version revue et abrégée de l’article « Rasism och preferens för

sammahet : om kulturell kloning i vardagslivet », publié dans K. Mattsson and I.

Lindberg (eds.), Rasismer i Europa – kontinuitet och förändring (Racisms in

Europe – Continuity and Change), 2004, Stockholm, Agora, pp 78-107.

source : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=AMX_038_0103


Dans cet essai, j’envisage le problème du racisme sous trois

angles : du point de vue de ses manifestations dans la vie quotidienne

d’abord, du point de vue du genre ensuite, et pour finir, comme

instrument de clonage culturel. La première approche montre que les

exclusions et les humiliations raciales et ethniques font système et se

manifestent dans les pratiques les plus courantes de la vie de tous les

jours. Le racisme au quotidien est un phénomène banal, qui s’exprime

le plus souvent non pas en termes de « race », mais renvoie à de préten-

dues insuffisances liées à la culture et à l’origine ethnique. Et comme il

est communément admis que seuls relèvent du racisme les propos les

plus abrupts du genre « les-noirs-sont-d’une-race-inférieure », le

racisme au quotidien n’est que très rarement dénoncé. De plus, le refus

répété de reconnaître la nature raciste de certains propos est en lui-

même une forme non négligeable de racisme au quotidien (van Dijk

1993). Le deuxième angle d’approche fait apparaître que le racisme

opère en liaison étroite avec d’autres systèmes ordonnateurs de la

société et à travers eux, des systèmes tels que le genre, le statut socio-

économique, l’identité nationale, l’aptitude physique (Brah 1996 ;

Yuval-Davis 1997 ; Markus 2002). Dans cette partie, je m’intéresse sur-

tout au rapport entre racisme et genre, ce que j’ai appelé le racisme

genré (Essed 1996). Les concepts de racisme au quotidien et de racisme

genré permettent tous deux de comprendre comment la différence

ethnique et raciale est construite, problématisée, pathologisée puis

utilisée pour marginaliser l’Autre (dans ses dimensions raciales,

ethniques et genrées).

Ceux qui dénoncent les injustices de l’exclusion appellent souvent

à prendre des résolutions et des contre-mesures qui permettraient

d’inclure la différence sur un plan d’égalité. Or les luttes pour plus de

justice sociale (entre les « races », les sexes, les situations

économiques…) ont été entamées il y a longtemps, mais n’ont guère

permis d’inclure l’Altérité en l’affranchissant de sa relégation aux

marges. Les notions habituellement utilisées pour traiter de l’inclusion

de la différence sont la tolérance, la participation institutionnelle,

l’égalité, l’équité et la diversité. Aucun de ces concepts ne problématise

de manière satisfaisante l’autre côté de l’exclusion, c’est-à-dire celui de

l’inclusion au quotidien qui se produit sur la base d’un identique (perçu

comme tel) – d’une appartenance définie par des constructions

imaginaires qui postulent à tort des homogénéités de « races », de

cultures et de sexes. De plus, comme je le montre au cours de cet essai,

se focaliser sur l’inclusion de l’Altérité a pour conséquence de

minimiser un problème sous-jacent pourtant intimement lié au

problème de l’inclusion : à savoir que l’injustice sociale, ce n’est pas

seulement l’exclusion de l’Altérité ; c’est aussi l’inclusion sélective, et

surtout l’inclusion de plus de même. C’est cette idée et cette pratique de

la préférence pour l’identique que j’ai appelées clonage culturel. Cette

notion de clonage culturel, à laquelle je consacre la plus grande partie

de mon article, me permet d’envisager le racisme comme instrument de

clonage de positions et de sphères privilégiées, seules accessibles à qui

remplit un certain nombre de critères : être un homme (se revendiquant)

blanc, physiquement apte, de statut social élevé et de la bonne

nationalité.

Le clonage au sens culturel est un concept nouveau (Essed 2002)

qui trouve son origine dans les exigences sociétales de la modernité et

en est le produit. Dans la mesure où la « race » et le genre sont

constitutifs de la modernité (Goldberg 2001), la culture du clonage se

retrouve dans la construction d’espaces privilégiés (en termes de

« race », d’ethnicité, de sexe et de statut social) qui profitent des

retombées et des valeurs des marqueurs-clés de la modernisation :

mondialisation, haute technologie, consommation de masse et

productivisme (Essed et Goldberg 2002).

Parallèlement au clonage culturel, et en liaison avec lui, se déve-

loppent également des tendances qui s’opposent à ces forces d’homogé-

nisation. De plus, les systèmes de valeurs et de technologies spécifiques

(dont les systèmes forgés par le clonage culturel font partie) produisent

aussi leurs propres modes d’opposition. Ainsi, grâce aux technologies

de communication rapide, ceux qui travaillent sur le racisme peuvent se

mettre en rapport les uns avec les autres, s’épauler, partager le savoir,

les idées, la colère et les stratégies d’opposition au racisme quotidien.

Ce qui nous amène au premier angle d’approche.


Le racisme au quotidien

Il y a quelques années, une jeune femme d’Afrique du Sud, à

l’époque étudiante dans une université de Suède, a pris contact avec

moi par internet. Un sentiment de marginalisation raciale l’oppressait

sans relâche, sans qu’elle puisse trouver « nulle part où y échapper »,

selon ses propres termes ; elle avait eu l’occasion de lire mes publica-

tions sur le racisme au quotidien et voulait me faire partager son expé-

rience. Il y eut un échange de courriels. L’invisibilité des femmes

noires dans la théorie, la littérature et la vie universitaire l’indignait et

l’attristait. Déterminée à ne pas se laisser marginaliser en tant qu’étu-

diante femme et noire, elle décida de prendre le problème à bras le

corps et de consacrer sa thèse au racisme dans le monde universitaire.

Elle s’entendit alors dire par son directeur, que la nature « militante »

de son texte pourrait « poser problème ».

Il n’est pas rare que la lutte contre le racisme soit découragée, voire

réprimée ; au contraire, cette tendance est plutôt symptomatique du déni

général du racisme en Suède et dans d’autres pays européens (de Los

Reyes 2001). Cette étudiante a quitté la Suède, ayant obtenu un poste en

Australie où elle se sentait plus libre de mener à bien ses recherches et

sa lutte contre le racisme…

Et puis l’autre jour, tout à fait par hasard, je trouve sur internet une

référence à un ouvrage intitulé Discrimination à l’Université en Suède :

ethnicité, « race », culture et relativité de la loi, d’Ingrid Tufvesson

(Tufvesson 2001). C’était elle !

Les instruments de répression peuvent inclure des réponses d’auto-

rité (mort, violence, emprisonnement) tout comme des formes plus

douces (harcèlement dans les media, moqueries, isolement au sein de

ses pairs) (Essed et Goldberg 2002b). Intimidations quotidiennes et

appels à la tolérance peuvent aller de pair, et faire ainsi accroire que la

tolérance est l’antidote du racisme ; que le racisme relève de l’idéologie

plutôt que de la pratique ; et que le racisme ne peut qu’être un mythe

puisque la « race » n’est pas un concept biologique. En pratique, la

tolérance se transforme souvent, si ce n’est toujours, en indifférence

vis-à-vis de la discrimination, ou en absence de réaction lorsque des

commentaires insultants sont proférés à l’encontre de groupes raciaux

ou ethniques, ou que des actes de discrimination sont commis

insidieusement, ou que préférence est donnée en toute bonne

conscience à ceux qui affirment être de vrais Européens, qui affirment

être des Hollandais authentiques, des Allemands authentiques, des

Français authentiques, ou des Italiens authentiques. Le terme

« authentique » correspond généralement au fait d’être blanc, et d’avoir

un sentiment d’appartenance à une nation – construction de

l’homogénéité en rapport avec le langage, la religion, la culture, la

nation, le sentiment d’appartenance géographique (Balibar 1991 ;

Oommen 1997).

Pourquoi distinguer le racisme du racisme au quotidien ? Le

racisme au quotidien ne renvoie pas à des actes extrêmes ou excessi-

vement violents. Sa caractéristique principale est de pouvoir se produire

à tout moment, dans les situations les plus diverses, de manière

répétitive, à l’improviste. Il fait partie intégrante des micro-événements

de la vie de tous les jours, ne s’identifie pas aisément, et pris isolément,

ne semble guère avoir d’importance. Mais l’accumulation de ces inci-

dents provoque des traumatismes sociaux, économiques et émotionnels,

et finit par devenir un fardeau dont il est impossible de se défaire, voire

même un risque pour la santé psychologique et physique de l’individu

(Fulani 1988 ; Jackson 1996). Relèvent du racisme au quotidien les

refus à répétition, l’exclusion, les humiliations fondées sur des caracté-

ristiques de phénotypes ou de cultures qui trouvent souvent leur

justification dans une prétendue supériorité morale et culturelle de « la

race blanche » et de « l’Occident » sur « les autres », à savoir la vaste

majorité du monde.


Le racisme genré

Ni la « race », ni l’ethnicité ne sont neutres du point de vue du

genre ; au contraire, elles intègrent des aspects concernant le masculin

et le féminin qui varient selon les « races » et les ethnies. Le racisme est

intimement lié au genre et renvoie à des constructions où s’imbriquent

la « race », l’ethnicité et le genre : c’est ce que j’ai appelé le « racisme

genré » (Essed, 1991), concept qui a été utilisé et approfondi dans un

certain nombre de travaux (Benokraitis 1997 ; St. Jean et Feagin 1998).

La manière dont est perçue la sexualité hétérosexuelle des Asia-

tiques et des Africains en est un excellent exemple. Les idéologies et les

histoires spécifiques à chaque groupe ethnique ont un impact sur la

façon dont les hommes et les femmes sont sexualisés et pathologisés.


Les Européens pensent généralement que les Africains jouissent d’une

virilité hors du commun, que les Africaines multiplient les partenaires,

que les Asiatiques sont passives et exotiques, et les femmes des com-

munautés musulmanes atrocement exploitées. Le sentiment anti-

islamique se manifeste dans la diabolisation des cultures musulmanes

qui sont dénoncées comme hyper-sexistes, alors que sont minimisées,

dans les cultures Européennes, la persistance de la violence (sexuelle),

du plafond de verre et d’autres formes d’exclusion (Salih 2000). Cette

influence qu’ont les images racistes sur la critique du genre peut poser

problème aux femmes de couleur qui se battent pour la libération des

femmes. Ainsi se trouvent-elles prises au piège, lorsque les luttes

qu’elles mènent de l’intérieur, contre les abus physiques et les con-

traintes sociales imposées par leurs propres communautés, sont défor-

mées, de l’extérieur, par des propos racistes qui affirment, par exemple,

que le « voile » symbolise les rapports sociaux de sexes « d’un autre

temps » caractéristiques des cultures musulmanes. L’alternative qui

consisterait à ne rien dire contre la communauté aurait pour effet de

légitimer la subordination des femmes dans leurs propres cultures.

La thèse qui soutient que les cultures et les catégories sociales ne

sont pas homogènes et que les systèmes de domination sont imbriqués

les uns dans les autres, gagne du terrain auprès des spécialistes des

questions de « race » et de genre (Crenshaw 1991 ; Harding 1993 ;

Yuval-Davis 1997 ; Collins 1998 ; Gilman 1999 ; McClaurin 2001 ;

Twine and Blee 2001 ; Essed et Goldberg 2002 ; Goldberg et Solomos

2002 ; Essed et Goldberg 2002b). Mais dans le domaine de la pratique,

il y a encore beaucoup à faire. Les politiciens, les décideurs et les

penseurs dominants s’en tiennent à des différences tranchées et à des

catégories hermétiques lorsqu’ils abordent les questions d’équité : les

femmes (la catégorie de référence sous-entendue étant les femmes

blanches); les « minorités ethniques » (la norme implicite étant : les

hommes) ; les « handicapés » (nécessairement blancs), etc.


Le clonage culturel

La discrimination positive, la formation à la diversité culturelle, les

programmes de lutte contre le racisme, les exigences nouvelles concer-

nant l’intégration du genre ou la diversité, ont peut-être fait diminuer

les formes les plus patentes de pratiques discriminatoires, mais n’ont

pas fait disparaître les discriminations fondées sur le sexe, la « race »,

l’ethnicité. Ni la discrimination positive, ni l’action positive, ne

tiennent compte du fait qu’une femme ou un individu de couleur ne

sont pas seulement en concurrence avec d’autres candidats, mais

doivent aussi lutter contre des images collectives négatives en termes de

sexe, de « race » et d’ethnicité, dans un contexte où les compétences

attribuées au masculin et à la couleur blanche sont sur-évaluées. Les

profils recherchés, surtout pour les postes à haute responsabilité, que ce

soit dans le public ou dans le privé, sont surtout ceux qui répondent aux

critères de « race » blanche (masculine) et de masculinité (blanche). En

problématisant ainsi la préférence pour l’identique comme instrument

de normalisation et de clonage culturel, je souhaite que l’attention se

focalise moins sur l’approche exclusivement différentialiste (où la

différence et l’intégration de la diversité jouent un rôle essentiel) que

sur celle qui s’intéresse au problème plus complexe et moins bien défini

de la préférence pour l’identique et de la construction de l’homogénéité

comme instrument de renforcement d’espaces de privilège. Les deux

exemples qui suivent illustrent mon propos de manière peut-être plus

concrète.


Cas n° 1 : les clones culturels sont des répliques d’une image

normative

Je me rends à un rendez-vous prévu à 9 heures du matin dans le

sud-est d’Amsterdam, dans un endroit où les entreprises de haute-

technologie (trans)nationales sont nombreuses et forment une enclave

privilégiée au sein de la zone multi-ethnique la plus vaste de tous les

Pays-Bas, et où la population, essentiellement constituée de minorités

ethniques souffre de forts taux de chômage. Le long des artères déga-

gées qui mènent à des immeubles de style élégants, chacun se presse

dans la même direction. Tout à coup, je prends conscience que je suis

seule à porter une jupe. Vision de dizaines de costumes, tous ou presque

bleu foncé ou gris, de mallettes noires et de bagages de cuir marron

portés par des corps peu sportifs, cravates, tirant le plus souvent sur le

rouge, sur des poitrines d’homme, sous des visages blancs. Stupé-

faction. Je travaille sur le clonage culturel dans l’entreprise, et voilà que

sous mes yeux, le concept prend vie : tous ces hommes, tous blancs,

tous vêtus à l’image du « dirigeant », comme autant de clones du

prototype normatif.

Une étude plus poussée aurait pu révéler de subtiles différences,

dans le choix des chaussettes et des chemises, dans celui de la taille et

des motifs des cravates, ou encore de la marque et du style des cos-

tumes, autant de signes indiquant la place occupée dans la hiérarchie.

Mais au-delà des coupes et des tailles, le complet veston fait le lien

entre des masculinités spécifiques et des postes de direction (Collison et

Hearn 1996). L’image de masculinités homogènes, renvoyant donc à de

l’identique en termes de genre, est également définie et renforcée tout à

la fois par la race et l’ethnicité, comme le montre le témoignage suivant.


Cas n°2 : le clonage opère par préférence pour l’identique

Même lieu géographique. Un groupe de conseil international, bien

connu dans le domaine de la direction des ressources humaines, veut

acheter les droits commerciaux d’un concept porteur de formation à la

gestion de la diversité, qu’une petite agence de conseil hollandaise,

spécialisée dans la gestion de la diversité, a mis au point. La directrice,

qui est blanche, me raconte l’histoire. Le processus de négociation se

déroule sans heurts jusque la phase finale. Une partie du marché

concerne en particulier le transfert, de la petite entreprise au groupe de

conseil, d’un consultant en gestion de la diversité particulièrement

important. Ce consultant, dont la langue maternelle est l’anglais, mais

qui parle le hollandais presque couramment, a obtenu d’excellents

résultats aux tests d’évaluation organisés par le groupe international.

Une semaine plus tard, le contrat de transfert des droits de propriété

intellectuelle et du consultant en question doit être signé. C’est alors

que la direction masculine du groupe international fait marche arrière.

Le vendeur veut savoir ce qui s’est passé ; l’acheteur reste vague ; le

vendeur insiste, jusqu’à ce que l’acheteur finisse par céder : ils ne

veulent pas recruter le consultant auquel ils ont fait subir les tests.

Pourquoi ? Ses résultats n’étaient-ils pas excellents ? Si, mais c’est

seulement lorsqu’il est venu pour l’évaluation qu’ils se sont rendu

compte qu’il était noir. Il aurait été le premier consultant noir, et ils

pensaient qu’une personne de couleur n’avait pas sa place dans leur

organisation. De plus, les clients préfèreraient un consultant blanc parce

que tous les autres consultants étaient également blancs.

Ces scènes révèlent comment fonctionne le clonage culturel :

comment des imaginaires culturels et des pratiques de préférence pour

l’identique renforcent et reflètent des catégories inégales en terme de

genre, de « race », d’ethnicité et de statut social. Le deuxième exemple,

qui montre le fonctionnement du racisme au quotidien comme

instrument de clonage d’environnements culturels blancs, n’est qu’un

exemple des pratiques de préférence et d’exclusion marquées qui vient

compléter le premier tableau (tous les cadres sont des hommes de

« race » blanche) (Tilly 1998).

Les travaux sur les mécanismes d’exclusion ne manquent pas, mais

la réflexion sur les formes structurelles d’exclusion liées à la « race »,

l’ethnicité, le genre, la classe, la nationalité, etc. commence à peine et

l’image normative au regard de laquelle « les Autres » apparaissent

différents ou déviants reste à analyser. Grâce au concept de clonage

culturel, j’espère que les études à venir se focaliseront moins sur

l’exclusion (de ceux à qui on a attribué un statut inférieur) fondée sur la

différence perçue (par exemple, la « race », l’ethnicité, le genre, la

nationalité), et s’intéresseront plus à la préférence pour l’identique,

surtout lorsqu’elle vise à reproduire l’homogénéité (imaginaire) des

positions de statut élevé. La préférence pour l’identique renvoie pour

moi à l’homogénéité construite ou prétendue qui sélectionne des

individus aux formes de pensée identiques, à l’apparence identique, qui

font comme partie d’une même famille et sont autant de clones des

« types » valorisés. J’espère ne pas rebuter le lecteur avec cette notion

de clone, que je n’utilise bien évidemment pas dans un sens positif. Et

je vais montrer dans la suite de cet essai que le « clonage » au sens

culturel est une pratique bien établie d’accès au privilège.

J’ai quelque raison de croire que la préférence pour l’identique, qui

construit des homogénéités, se retrouve chaque fois dans les explica-

tions plus anciennes des processus générateurs d’inégalité de « race »,

d’ethnicité, de genre, etc. La manière dont certains se sont approprié

l’intelligence dite supérieure, l’amenant à signifier (tout à la fois)

« race » blanche, masculinité, et privilège socio-économique me semble

en être un excellent exemple. On remarquera que l’intelligence telle

qu’elle a été définie néglige l’intelligence des émotions pour ne retenir

que l’intelligence cognitive (Goleman 1995) ; et qu’au cours de l’his-

toire moderne, le besoin de légitimer ces frontières artificielles de

l’intelligence en postulant le biologique comme vecteur de transmission

de l’intelligence a été un enjeu important. Troy Duster souligne à juste

titre l’origine sociale privilégiée des scientifiques qui défendent le

phénomène appelé « intelligence humaine » :

…« ces scientifiques [Philomena Essed : ayant une image d’eux-

mêmes comme supérieurement intelligents] dont les recherches visaient

à montrer que les QI élevés se transmettaient génétiquement et se

retrouvaient dans les milieux aisés, étaient eux-mêmes dans la plupart

des cas issus des couches supérieures de la classe moyenne ; en

revanche, les scientifiques qui défendaient la position contraire, celle en

faveur de l’importance de l’environnement, venaient plus souvent de

milieux plus modestes » (Duster 1990, pp. 19-20).

Clonage culturel et culture du clone : la culture du clonage

La préférence pour l’identique et pour le ressemblant peut être

considérée comme un instrument de clonage culturel à l’œuvre dans le

temps et dans l’espace (Essed 2002). Le concept de clonage culturel a

deux aspects. Le premier concerne les relations sociales et les pratiques

culturelles ; le second, le clonage, au sens de clonage biologique. Avant

d’approfondir le concept de clonage culturel, intéressons-nous d’abord

au contexte historique et culturel du clonage biologique.

La « race » comme principe ordonnateur est constitutive de la

modernité, de sa nature même comme de sa construction (Goldberg

2001). Le terme de « clonage » évoque les images sordides des

expérimentations nazies sur les Juifs. Les populations noires ont

également été soumises à des expériences médicales au nom de la

science médicale occidentale, mais dans des conditions différentes. Les

injustices du passé ne peuvent se comprendre que dans le cadre plus

global des systèmes d’inégalités passés et présents (O’Brien et Howard

1998). L’anti-sémitisme est encore fréquent dans de nombreux pays

d’Europe (Wodak 2001) et le racisme anti-noir continue de faire

problème (Solomos et Back 1996) de l’Europe à l’Amérique latine

(Wade 2001). Formes anciennes et formes nouvelles de racisme se

refondent (Cohen 1999), et le sentiment anti-islamique, qui décrit les

Musulmans comme des barbares, s’intensifie et s’exprime plus

ouvertement (Freedman 2001).

Tout cela s’applique également au genre. La masculinité moderne

requiert la construction d’identités dominantes rationnelles, qui refou-

lent leurs émotions, et la reproduction de ces images de masculinité de

génération en génération (Seidler 1997). Trente années de féminisme

n’ont pas effacé les privilèges des hommes (spécifiques à chaque

culture) et le dénigrement des femmes, dans les sociétés à travers le

monde (Twine et Blee 2001). De plus, en dépit de l’amélioration des

structures pour les personnes handicapées, la vie de ces dernières est

généralement perçue comme moins riche (Linton 1998). Qui s’éton-

nera, avec de tels principes ordonnateurs, que le clonage biologique des

êtres humains se fasse à partir de types de prédilection (masculin, blanc,

physiquement apte, hétérosexuel, très intelligent) ou dans la même

logique, qu’on cherche aussi à produire un type de clone féminin

soumis et des clones de couleur de moindre intelligence et de moindre

assurance, bref, parfaitement serviles.

Ce prototype préféré et, de fait, normatif, se déduit également des

politiques européennes en vigueur. Les discours abondent en distinc-

tions entre les « aptes et compétents » et ceux qui ont besoin « d’aide »

ou de « structures appropriées ». La première catégorie, la norme, n’est

que rarement identifiée comme telle. Ce qui n’est pas le cas de la

seconde catégorie. On estime généralement que les femmes, les mino-

rités ethniques, les réfugiés, les jeunes, les personnes âgées, handica-

pées, ou sans instruction ni compétences spécifiques, c’est-à-dire la

plus grande partie de la population, présentent des problèmes que devra

résoudre l’organisme qui les recrutera (Essed et de Graaff 2002). Le

profil du candidat à l’embauche idéal est différent : homme, blanc,

physiquement apte, très diplômé, pas encore au sommet de la hiérar-

chie, mais pas trop jeune, et pour les postes de pouvoir les plus élevés,

surtout pour les postes à haute responsabilité, les plus importants dans

l’entreprise, retraité. Plus le statut de l’emploi est élevé, plus la position

est recherchée, et plus ces critères de choix s’appliqueront de manière

rigide. Les comités de direction européens sont presque exclusivement

masculins et blancs.

Si le clonage biologique, qui rencontre beaucoup d’hostilité, n’est

encore qu’au stade de l’expérimentation, le clonage culturel est lui

pratique courante. Et pourtant, il ne se suscite pas la même indignation

que le clonage biologique, alors la préférence pour le même perpétue

les avantages économiques et statutaires de l’individu (européen)

masculin et blanc dans presque tous les domaines du public et du privé,

notamment aux échelons les plus élevés, en politique comme au travail,

dans les média comme dans les sciences. Ce qui m’intéresse, ce n’est

donc pas le cas extrême du clonage biologique, mais comment, au

quotidien, les imaginaires culturels représentent le genre et la « race »,

entre autres « évidences », et comment les pratiques courantes

définissent en conséquence les positions de statut élevé en privilégiant

des combinaisons de caractéristiques qui signifient : masculinités,

élitisme socio-économique, « race blanche » et appartenance nationale.

Opter pour l’identique ne résulte pas que d’un choix rationnel.

Certaines caractéristiques de groupes et certaines valeurs ont été inté-

grées par le processus de modernisation comme « plus essentielles » et

supérieures. La préférence pour le ressemblant, surtout lorsqu’elle vise

à protéger un certain statut social, contribue par là-même à perpétuer

des systèmes d’inégalité sociale. Parmi les marqueurs de clonage

culturel, on trouve, ancrées dans le passé, des constructions de modèles

de comportement idéal, de perfection esthétique, de compétence pour

des emplois ségrégés (de statut élevé et inférieur), ainsi que la

discipline des corps et des caractères que ces images normatives

impliquent (Essed et Goldberg 2002a). La quête de la perfection pour

correspondre à une image normée soulève des questions d’esthétique en

rapport avec la « race » et le genre très complexes. Ainsi, la chirurgie

plastique du nez, que ce soit parmi les Juifs de la Diaspora (Gilman

1999), les adolescentes syriennes en Suède (Ellburg 2000), ou les

artistes afro-américains Michael et Janet Jackson (Davis 2001), a

toujours la même fonction : normaliser et discipliner le corps pour qu’il

soit en adéquation avec les représentations occidentales (blanches) des

formes idéales. Il en va de même pour les femmes au Japon et en Chine

et pour les adolescentes coréennes et vietnamiennes aux Etats-Unis qui

se font débrider les yeux, et pour les femmes (blanches) qui souffrent

d’anorexie (Gilman 1999).

Le clonage des privilèges avec sa mécanique d’inclusion sélective

fait partie du phénomène plus vaste de la culture du clone. Le clonage

comme modalité de la culture est un élément essentiel de la modernité,

qui est particulièrement obsédée par le désir de contrôler la nature de

manière absolue (et de la détruire), le désir de contrôler la créativité et

même la vie, au moyen de technologies de plus en plus sophistiquées et

de réseaux de mondialisation. Le clonage comme modalité de la culture

renvoie à la reproduction de modèles choisis de (semi)perfection :

pensez aux semences, aux Nike, aux hamburgers de chez McDonald,

aux modèles de citoyenneté et de démocratie. Ces modèles sont

reproduits à volonté et commercialisés à des fins de profit mercantiles,

sociaux et politiques.

Paradigmes du progrès, les modèles occidentaux de développement

humain reproduits et disséminés partout dans le monde comme autant

de marqueurs de « civilisation », renvoient à un phénomène plus large

que nous avons appelé la culture du clone (Essed et Goldberg 2002a).

Par la (ou les) « culture(s) du clone », nous entendons les processus

sociaux qui permettent la reproduction de l’identique, sa répétition, sa

perpétuation et sa propagation. Dans ces processus sociaux se

retrouvent les normes et les valeurs intégrées, ainsi que l’organisation

de la société et les structures qui permettent à cette reproduction de

s’effectuer. Les modes de reproduction sont évidents dans la

production, la consommation, les pratiques de représentation et les

images, y compris esthétiques (Essed et Goldberg 2003).

Le clonage comme modalité de la culture est manifeste dans

l’organisation de la société moderne, qui agence les relations humaines

et matérielles uniformément dans le cas des instituts (écoles, univer-

sités, hôpitaux) et des sections (disciplines, administration, services), et

en paires le plus souvent inégales pour les catégories humaines :

inégalités de fonction (employeurs/employés, enseignants/étudiants,

parents/enfants) et inégalités bio-sociales en termes de genre, « race »,

ethnicité, âge, compétences (hommes/femmes, noirs/blancs, etc.). Ces

concepts reposent sur des processus d’émulation (les écoles se ressem-

blent toutes), et des catégories d’identification réelles ou imaginaires

(nation, hommes, femmes, professeurs, chirurgiens, et infirmières). La

culture du clone s’enracine dans le réductionnisme de la science

moderne, que celle-ci ne cesse d’informer. Et le rejet, la pathologi-

sation, et l’exploitation des Autres en termes de « race », de culture, de

physique et de sexe ont été au cœur même de ce processus.


Conclusions

Dans la première partie de cet essai, j’ai mis en évidence le fait que

le déni du racisme s’est révélé un moyen de plus en plus efficace pour

intimider la critique et à la faire taire par crainte de représailles.

Etouffer la lutte quotidienne contre le racisme est tout aussi déshuma-

nisant que le racisme lui-même, et le déni du racisme est également une

forme de racisme. A la lumière de ces constatations, il importe de

dénoncer sans relâche les nombreuses formes de racisme cachées dans

la vie courante et de publier sur ce sujet. Rejeter le racisme verbalement

est une chose ; agir en conséquence en est une autre, qui demande du

courage. Il est nécessaire de mettre plus en évidence le fait que beau-

coup de gens ordinaires se comportent de manière extraordinaire en

refusant d’accepter les discriminations, les commentaires racistes et les

autres comportements qui portent atteinte à la dignité humaine. Il y a

des femmes, pleinement conscientes de l’existence de multiples discri-

minations, qui franchissent les frontières ethniques et raciales et sont à

l’origine de remarquables initiatives en faveur de la paix et de la justice

sociale (Cockburn 1998 ; Gobodo-Madikizela 2003).

J’ai souligné ensuite que le fait de se focaliser sur la « race », les

aspects « raciaux » et le « racisme » est générateur de tensions dans la

mesure où les approches uni-dimensionnelles ne peuvent rendre compte

de manière satisfaisante des complexités de l’injustice liée à la « race ».

J’ai affirmé que le racisme comporte également des aspects liés au

genre. Mais à elle seule la combinaison genre/race ne permet pas de

comprendre toute la complexité du phénomène du racisme. Avec la

notion de clonage culturel, que j’ai enracinée dans une culture du

clonage produite par la modernité, j’ai voulu insister sur le fait que les

divers éléments de domination sont liés les uns aux autres, se

renforcent, font partie constitutive les uns des autres et s’unissent pour

former les principes plus généraux de la modernisation. J’ai distingué le

clonage culturel (la préférence pour plus de même dans le but de

s’assurer des espaces de privilèges) de la culture du clone, culture régie

par la volonté de contrôler toutes les formes de création (le vivant, la

nature, les corps, la vie elle-même) et qui vise à fabriquer des proto-

types commercialisables à des fins de profits. L’inégalité durable

s’enracine profondément dans la nature même de la culture du clone :

valeurs qui sous-tendent la science moderne (le réductionnisme), orga-

nisation de nos sociétés (qui dissèquent, divisent et répartissent en

diverses catégories), transformation du temps en valeur marchande,

commercialisation et privatisation de la production du savoir (standar-

disation et approche coûts-bénéfices) et pratiques déshumanisantes qui

découlent de tout cela (érosion de la qualité, de l’authenticité et de la

créativité à l’université).

Grâce au concept de clonage culturel et au contexte plus vaste de

culture du clone, j’ai problématisé la relation entre les systèmes de

valeurs dominants et les distorsions qui en découlent dans l’attribution

des positions de statut social. Cette approche critique n’est pas

nouvelle. Mais là où cet essai innove, c’est lorsqu’il insiste sur le fait

qu’on ne peut lutter contre le racisme sans mettre en question et ré-

évaluer l’ensemble plus vaste des normes, valeurs et pratiques prônées

par la culture du clonage et transformer ainsi (certaines de) ses caracté-

ristiques fondamentales.


Bibliographie

Balibar E. (1991), « The Nation Form : History and Ideology », in

E. Balibar and I. Wallerstein, Race, Nation and Class : Ambiguous

Identities, London, Verso, pp. 87-106.

Benokraitis N. V., Ed. (1997), Subtle Sexism. Current Practice and

Prospects for Change, Thousand Oaks, London / New Delhi, Sage

Publications.

Brah A. (1996), Cartographies of Diaspora. Contesting Identities.

London and New York, Routledge.

Cockburn C. (1998), The Space Between Us. Negotiating Gender

and National Identities in Conflict, London / New York, Zed Books.

Cohen P., Ed. (1999), New Ethnicities, Old Racisms ?, London /

New York, Zed Books.

Collins P. H. (1998), Fighting Words. Black Women and the

Search for Justice, Minneapolis, University of Minnesota Press.

Collison D. L. and J. Hearn (1996), « Breaking the Silence : On

Men, Masculinities and Managements », in D. L. Collison and J. Hearn,

Men as Managers, Managers as Men. Critical Perspectives on Men,

Masculinities and Managements, London, Sage, pp. 1-24.

Crenshaw K. (1991), « Mapping the Margins : Intersectionality,

Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford

Law Review, 43 (6), pp. 1241-1299.

Davis K. (2001), « Etnische chirurgie als lichamelijke

assimilatiepraktijk (Ethnic surgery as physical assimilation practice) »,

Tijdschrift voor Genderstudies, 4 (1), pp. 6-19.

De Los Reyes P. (2001), « Diversity, Differentiation and

Discrimination. A Critical View of Current Strategies and Discourses in

Sweden », in M. Essemyr, Diversity in Work Organisations,

Stockholm, The National Institute for Working Life and the Swedish

Trade Unions in Co-operation, pp. 157-176.

Duster T. (1990), Backdoor to Eugenics, New York / London,

Routledge.

Ellburg A. F. (2000), « Gender and Cosmetic Surgery :

Disciplining and Normalising Female Bodies », in A. K. Carlström, L.

Gerhlom and I. Ramberg, Embodying Culture. Perspectives on

Transformations of Gender, Health and Sexuality in the Complex

Society, Stockholm, Multicultural Centre, Botkyrka, Stockholm

University, Department of Ethnology, pp. 178-193.

Essed P. (1996), Diversity : Gender, Color and Culture, Amherst,

University of Massachusetts Press.

Essed P. (2002), « Cloning Cultural Homogeneity While Talking

Diversity : Old Wine in New Bottles in Dutch Work Organizations ? »,

Transforming Anthropology, vol. 11, n°1, pp. 2-12.

Essed P. and M. de Graaff (2002), De actualiteit van diversiteit.

Het gemeentelijk beleid onder de loep (The topicality of diversity.

Municipal policy in focus), Utrecht, den Haag, Forum E-Quality.

Essed P. and D. T. Goldberg (2002a), « Cloning Cultures : The

Social Injustices of Sameness », Ethnic and Racial Studies, 25 (6),

pp. 1066-1082.

Essed P. and D. T. Goldberg, Eds. (2002b), Race Critical Theories.

Text and Context, Oxford, Malden, Massachusetts, Blackwell.

Essed P. and D. T. Goldberg (2003), « Cloning Cultures », paper

presented at WISER, Witwatersrand University, Johannesburg, South

Africa, July 29 2003.

Aucun commentaire: