dimanche 15 juin 2008

Flamme forte, Thérèse Clerc

Flamme forte
par JACKY DURAND
Libération, mercredi 11 juin 2008

nb : remerciements @ Anne pour cette contribution

Thérèse Clerc. A 80 ans passés, cette flamboyante figure du féminisme poursuit le combat avec un projet de maison de retraite autogéré.

Aboyez chiennes de gardes, applaudissez suffragettes. Cet après-midi, au Palais Bourbon, une grande dame du féminisme sera faite chevalière de la Légion d’honneur en la personne de Thérèse Clerc, 80 ans, fondatrice de la Maison des femmes de Montreuil (Seine-Saint-Denis) et de la Maison des Babayagas, projet de maison de retraite pour femmes autogérée.

La première fois qu’on lui avait proposé la rosette, «il y a cinq, six ans», Thérèse l’avait refusée mais cette fois elle a accepté d’être décorée par l’historienne du féminisme Michèle Perrot, en présence de Simone Veil. Pour que la postérité des femmes ne soit pas uniquement «dans des chansons, des recettes de cuisine».

«Mes amies historiennes me disent qu’il n’y a pas assez de documents sur l’histoire des femmes. Là, au moins, il y aura mon nom sur un registre.»De toute façon, ce n’est pas une médaille qui changera Thérèse, contre-exemple féminin de la maxime de Napoléon Bonaparte : «On prétend que la Légion d’honneur est un hochet. Eh bien, c’est avec des hochets que l’on mène les hommes.»

Qui mène Thérèse ? Ni homme, ni maître. Des maîtresses, pour sûr oui… Il y en a eu jusque tard dans «ce très bel âge qu’est la vieillesse» où s’épanouit la vraie sexualité, selon Thérèse, celle «où il n’y a pas de pouvoir, ni la dictature de l’érection. Les femmes ne sont plus dans la procréation, ni les hommes dans leur sacro-sainte virilité. Avec ses mains et sa bouche, on peut faire des miracles. Je dis aux hommes : "Vous savez ce qu’il vous reste à faire"». Il y a deux ans, Thérèse a vécu «une passion». «C’est comme ça que j’ai acheté cette saloperie», dit-elle en désignant son téléphone portable. Thérèse a été amoureuse d’une femme. «La dernière probablement.»

Thérèse n’a pas toujours été cette délicieuse grand-mère indigne (quatre enfants, quatorze petits-enfants, un arrière-petit-fils) qui narre les bonheurs du clitoris comme un conte pour jeunes filles en fleurs avant d’enchaîner en militante de la décroissance sur le philosophe André Gorz et de revenir sur ses années de lutte pure et dure au sein du Mouvement de libération de l’avortement et de la contraception (Mlac), fondé en 1973.

La grand-mère de Thérèse, née en 1863, avait participé à la dernière revue du 14 juillet de Napoléon III. Eduquée parmi les demoiselles de la Légion d’honneur, une de ses amies s’appelait «Mademoiselle de Mac Mahon». Thérèse soupçonne sa grand-mère d’avoir aimé les femmes. «Elle avait laissé des lettres que mon père disait "scandaleuses". Il les a brûlées.» C’est un souvenir précis de l’enfance qui fixe, à ses yeux, «le couple heureux» qu’ étaient ses parents : «J’étais dans ma chambre à Bagnolet, un matin d’été. J’entendais mes parents rire dans la chambre d’à côté. La porte se fermait. Puis mon père ressortait en sifflotant. Ce jour-là, on avait des croissants au petit-déjeuner. Avec des souvenirs comme ça, un enfant est heureux.» Le père de Thérèse, poilu de 14-18, travaillait dans les bureaux du Pari mutuel urbain (PMU). De sa fille, Mme Clerc, mère au foyer, disait : «Elle est jolie, on la mariera». «Ils voulaient que je sois gentille, vierge. Idiote ou pas, ça, ils s’en foutaient», se souvient Thérèse qui apprit le métier de modiste en chapellerie avant de se marier à 20 ans et demi avec un petit entrepreneur en nettoyage industriel. A l’époque, dit-elle, le coup de foudre, ce n’était pas compliqué. «Le premier chien coiffé qui passait, c’était le bon. On ne connaissait rien au sexe. Au début du mariage, c’était du plaisir à moitié. L’époux mettait six mois à oser demander une fellation.»

Le couple s’installe dans le XIe arrondissement à Paris. Un appartement sur cour avec le robinet d’eau sur le palier et deux WC pour trente-deux personnes. Thérèse met au monde quatre enfants, lave les couches dans une grosse lessiveuse en fer-blanc qu’elle rince à la fontaine dans la cour. «Ma conscience politique est née là.» La jeune femme fréquente les cercles d’action catholique animés par des prêtres-ouvriers. «Ils nous parlaient beaucoup de l’exploitation des hommes, faisaient l’apologie de Marx. Mais quand je leur disais : "Et les femmes ?", ils répondaient: "La femme est la gardienne de la paix, de l’amour". J’ai compris que l’Eglise était en train de nous baiser.» A la confession, le vieux curé lui rappelait «qu’il fallait qu’[elle] soit soumise». Dieu reste aujourd’hui pour Thérèse «une interrogation car il n’est pas démontrable. Dieu n’est crédible que dans le doute, ça m’amuse.»

Elle vend Témoignage chrétien sur le boulevard Saint-Michel en tailleur et talons quand survient Mai 68. Le déclic: «Ça a été comme des vannes qui s’ouvraient. J’allais aux réunions à Jussieu. J’entendais parler de plaisirs, de violences, d’injustices. C’est la première fois que j’ai entendu le mot "patriarcat". On parlait aussi des avortements clandestins qui étaient à l’époque la première cause de mortalité des femmes entre 18 et 50 ans. Elles subissaient l’aiguille à tricoter, le curetage à vif, parfois la septicémie.» Elle divorce en 1969. Vendeuse dans un grand magasin, Thérèse est désormais une femme que «Mai 68 a habituée à une très grande liberté collective. J’ai pu user de cette liberté avec le corps et la sagesse de mes 40 ans. Les amours étaient fastueux. En 1969, le lesbianisme, c’était un acte politique. Le plaisir sans coït, ça a été la révolution.» Pilier du Mlac, elle pratique des interruptions de grossesse clandestines sur la table de son salon à Montreuil avec un aspirateur mu par «un moteur de frigo acheté 85 francs et bricolé par des copains gauchistes. On se formait les unes les autres. Il fallait d’abord dilater le col de l’utérus, puis passer une sonde.» Thérèse est convaincue que les Renseignements généraux étaient au courant mais «qu’ils avaient deviné que la société était mûre pour la légalisation de l’avortement». La loi Veil est promulguée en 1975.

Vingt ans plus tard, Thérèse ancre son féminisme dans «l’art de bien vieillir» avec les Babayagas, du nom des sorcières des légendes russes : un projet de maison de retraite autogérée, inventée entre femmes pour des femmes «âgées, autonomes, solidaires et citoyennes». Avec deux copines, elle invente «une utopie réaliste», soit un ensemble de dix-neuf logements pour «vivre et vieillir en citoyenneté». La première pierre de la Maison des Babayagas aurait dû être posée en 2007 mais au dernier moment, le conseil général du 93 a fait défection, estimant que le projet était discriminant car réservé aux femmes. «Les vieux hommes trouvent toujours des femmes. Nous, on ne veut pas d’hommes, on les a assez torchés comme ça durant notre vie», rétorque Thérèse en rappelant que dans son projet, les 200 m2 du rez-de-chaussée accueilleront indifféremment hommes et femmes pour travailler l’usage du corps et de la mémoire. «On a perdu une bataille, pas la guerre», sourit Thérèse, attablée à un vaste plateau de bois qui lui tient lieu de bureau à la Maison des femmes de Montreuil. Thérèse va aussi dans les lycées dire aux filles : «Quand vous aventurez votre corps, soyez responsable. Ne l’emmenez pas n’importe où, avec n’importe qui.»

Elle s’insurge contre cette affaire de mariage annulé pour cause de non-virginité.«Il y a trente ans, on serait descendues tout de suite dans la rue. Vous savez, j’ai encore de belles fureurs à vivre à 80 ans passés».

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