lundi 7 avril 2008

Pour la première fois, une femme par Pierrette Fleutiaux

Pour la première fois, une femme
par Pierrette Fleutiaux

source : http://www.aidh.org/txtref/2007/elect-manif-fem.htm

La candidature de Ségolène Royal est une occasion historique offerte à la cause féminine.

Dans notre pays, pour la première fois, une femme est en position d'être chef de l'Etat. Pour la première fois ! C'est, dans cette campagne électorale, le seul élément absolument neuf. Ne pensons pas qu'il est anodin, secondaire, un événement qui arrive par hasard, et qui n'aurait pas d'importance en soi. Il s'inscrit en réalité dans un processus qui a duré des siècles, nécessité des engagements obstinés, et qui rencontre aujourd'hui comme hier le même type de résistance.

C'est l'élément qui bouscule toute une définition de la société. Mais s'il est le plus visible, il est aussi le plus invisible, à l'image de la situation féminine dans toute sa complexité. Nous venons le plus souvent en second, et nous nous y habituons, nous finissons par trouver cela normal, nous ne le voyons plus. Pis : nous ne voulons pas le voir. Et comme cela se comprend ! Il n'est pas facile, il n'est pas agréable de s'admettre soi-même dans la catégorie perdante de l'humanité, celle des seconds rôles. Plus désagréable encore, celle des revendicatrices. On craint d'y perdre sa féminité. On préfère nier, faire comme si, se couler dans les moules existants ou se créer un monde parallèle.

Notre moitié de la population ne se pense guère en tant que groupe, elle est dispersée, tiraillée, abusée parfois, oubliée ou détournée de ses intérêts propres. Mathématiquement, c'est un énorme ensemble, mais qui reste flou parce qu'il en englobe une foule d'autres plus petits mais nettement plus visibles. Et cela roule ainsi depuis très, très longtemps. Notre pays a un gros déficit du côté de l'égalité des femmes. Nous ne nous en rendons pas très bien compte parce que nous sommes dedans. Nous sommes si habituées à ne pas voir visage de femme dans les instances d'autorité. Et toujours, monarchie ou république, à voir visage d'homme à la tête de l'Etat.

Or voilà que nous avons cette possibilité unique, pour la première fois de notre longue histoire nationale, d'avoir une femme au pouvoir, une femme en visibilité absolue. Les femmes feraient bien d'y réfléchir à deux fois. Seulement nous avons du mal à avoir les idées claires en ce qui nous concerne en propre. Notre histoire politique, sociale, sexuelle, la complexité de notre rapport au monde masculin, notre division intérieure constante, tout cela nous trouble. Voici justement quelques-unes des choses que l'on entend du côté des femmes. Des femmes même les mieux intentionnées, qui veulent juger avec équité, qui veulent juger de façon "neutre". Hélas !, dans notre langue comme dans tout le reste, le neutre n'est pas neutre, il est masculin.

"Ce n'est pas parce qu'elle est une femme que je la choisirai. Ça serait de la misogynie à l'envers". Ah bon ? Ne vous suffit-il pas d'avoir eu des décennies, des siècles de misogynie à l'endroit ? Quand l'occasion historique se présente de corriger une anomalie vieille comme le monde, et ridicule à la longue, nous ferions la moue ?

"Ce n'est pas parce que c'est une femme que...". Mais si, justement. Les droits des femmes sont toujours menacés, de manière affichée dans certains pays, et de manière insidieuse partout. Chez nous aujourd'hui la parité, l'égalité des salaires se réalisent... lentement. Les mentalités restent à la traîne et les violences, elles, sont toujours là.

"Ce n'est pas parce que c'est une femme que...". Voilà ce qu'elles disent parfois, même celles de son camp. Que se passe-t-il dans leur tête, pour se sentir soudain ainsi réticentes ? Quel rapport à leur propre sexe les travaille en sourdine ? Détestation de soi, peur de quitter les vieux rôles qu'elles croient sécurisants ?
"Ce n'est pas parce que c'est une femme que...". N'avez-vous pas été heureuses d'avoir des médecins femmes, de pouvoir vous adresser à des femmes policières dans les commissariats, de trouver des avocates quand il fallait vous faire entendre ?

Aux jeunes filles auxquelles leur jeunesse fait croire que le monde leur est ouvert, j'ai envie de dire : "Attendez d'avoir quelques années de plus, et vous verrez vite de quel côté se font les sacrifices, familiaux, professionnels et parfois amoureux. Vous verrez que le monde ne s'ouvre plus si facilement. Et vous vous accuserez, vous serez les pires juges de vous-mêmes". A ce moment alors, peut-être serez-vous heureuses qu'au sommet de l'Etat il y ait une femme, pour qui il n'est pas besoin de bonne volonté, d'effort ou de calcul pour penser et agir pour vous, comme vous.

Certaines craignent que la personnalité de la candidate ne desserve la cause des femmes. C'est leur droit, mais imagine-t-on la phrase au masculin : "Untel risque de desservir la cause des hommes" ?

Dans l'état actuel de notre société, le féminin est une catégorie particulière dans l'océan de la généralité masculine. A noter : il y a beaucoup d'hommes aussi, ne l'oublions pas, qui n'apprécient pas le sexisme ordinaire. Et qui souhaitent une société plus ouverte.

Que la candidate Ségolène Royal soit déterminée, compétente, et démocrate, c'est la condition sine qua non, bien sûr, et chacune en reste juge. Mais que le chef de l'Etat soit une femme, voilà aussi qui est important pour nous, et du coup pour les hommes eux-mêmes, et du coup pour la société tout entière. Un jour viendra, nous l'espérons, où ce raisonnement sera inutile. Nous n'y sommes pas encore.

Une femme pour représenter la France, à l'intérieur comme à l'étranger, c'est ce que les femmes dans ce pays n'ont jamais eu, c'est ce dont elles ont grandement besoin, surtout les plus vulnérables, pour obtenir ce que chacun réclame aujourd'hui : reconnaissance et respect.

Pierrette Fleutiaux. Avec les écrivaines (romancières, philosophes, universitaires, éditrices) : Laure Adler, Séverine Auffret, Evelyne Bloch-Dano, Geneviève Brisac, Sophie Carquain, Sérénade Chafik, Annie Cohen, Marie Darrieussecq, Claire Delannoy, Florence Delaporte, Chloé Delaume, Marie Desplechin, Antoinette Fouque, Anne-Marie Garat, Janine Garrisson, Xavière Gauthier, Brigitte Giraud, Benoîte Groult, Françoise Henry, Stéphanie Hochet, Isabelle Jarry, Nathalie Kuperman, Anne-Marie Lebourg, Jacqueline Merville, Marie Ndiaye, Françoise Nyssen, Véronique Ovaldé, Michelle Perrot, Véronique Piantino, Evelyne Pisier, Anne Simon, Maryse Vaillant, Catherine Vigourt, Carole Zalberg, Laurence Zordan.

Point de vue publié par le quotidien Le Monde, Paris, 5 avril 2007.

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