lundi 18 février 2008

Se nommer par Jules FALQUET

Jules FALQUET, « Se nommer », Clio, numéro 10/1999, Femmes travesties : un "mauvais" genre, [En ligne], mis en ligne le 22 mai 2006. URL : http://clio.revues.org/document263.html.


Pourquoi j'ai décidé de m'appeler Jules ? J'avais dix-sept ans. Je trouvais que ces histoires d'hommes et de femmes étaient complètement arbitraires. Ça me semblait franchement suspect que la première chose que tu doives déclarer, avec ton prénom, soit ton sexe. Pourquoi ?

Donc un beau jour, en marchant dans la rue, l'idée prit forme. Commencer une nouvelle vie, avec une nouvelle identité. Laquelle ? Je revoyais une photo de Jules Guesde, avec sa longue barbe, l'air d'un fou. Et tous ces vieux Jules du siècle dernier : Ferry, Verne, Supervielle. Un Jules, aussi. Parfait. Très piquant. Ça permettrait sûrement les interprétations les plus échevelées. Aussitôt dit, aussitôt fait. Je me lançai dans une expérience grandeur nature sur les limites de notre prison, l'absurdité des genres, l'hypocrisie quoi. Le résultat a dépassé mes espérances. Chaque fois que je me présente, que je tiens le miroir, j'observe – et je souris en commettant mon forfait. Voici les résultats de mon enquête. Après la première surprise, une des réponses les plus fréquentes – sur toutes sortes de tons – est : « Comme c'est original ! » Les différences de réaction entre femmes et hommes sont assez marquées. Les femmes, en général, prennent acte poliment. Certaines restent pensives, d'autres sont amusées, plaisantent. Quelques-unes, connaissant mon nom d'état civil, disent « le préférer », mais elles me demandent en général la permission pour l'utiliser. Certaines féministes et/ou lesbiennes m'ont demandé si je voulais être un homme, ou si je voulais reproduire les rôles masculins. La réponse est : non. Mais je ne veux pas être une femme opprimée/exploitée non plus !

Les réactions des hommes sont souvent beaucoup plus virulentes : ne sont-ils pas les seuls légitimes propriétaires des noms et du langage ? Beaucoup se troublent et me font répéter. Visiblement, ils soupçonnent qu'« il y a un truc ». Mais jusqu'à ce jour, aucun n'a osé me demander franchement lequel. Par contre, plusieurs ne se sont pas gênés pour me dire qu'il n'était pas question qu'ils m'appellent Jules. Pour eux, l'univers tout entier vacille. Mais que faire ? Je ne réponds qu'à mon prénom !

Quelques détails divertissants ? Des personnes qui, sans me connaître, ont lu des textes que j'ai signés Jules, et qui disent en me rencontrant : « Je me disais bien que ce texte n'avait pas été écrit par un homme... ». Au téléphone, quand je laisse des messages à des personnes qui n'entendent que ma voix. Le message donne à peu près cela : « Une personne avec une voix de femme qui s'appelle Jules, enfin un homme, enfin non, je ne sais pas, je n'ai rien compris ». Et aussi – mais c'est plutôt triste – les gens qui en me rencontrant après avoir entendu mon prénom, laissent éclater tous leurs préjugés : « Ah, je suis rassuré-e, quelle bonne surprise, quand j'avais entendu Jules, j'avais imaginé une espèce d'hommasse horrible, une grosse camionneuse (etc.) ».

J'ai aussi vécu au Mexique et au Salvador. Les réactions sont les mêmes, mais en plus accentuées. Certaines femmes, du seul fait que je porte un nom masculin, sautent directement à une conclusion assez surprenante : « Ah, quel dommage que tu ne sois pas un homme, on pourrait se marier... ». Les hommes m'appellent Julia et je les corrige un bon nombre de fois avant que ça leur rentre dans la tête : Julio. Non, ce n'est pas une erreur de traduction. Non, je ne vais pas rire, oui, je sais qu'ici c'est un nom d'homme. Oui, figurez-vous qu'en France aussi ! Et donc ? Julio : comme le mois de Juillet. Juillet c'est un beau mois, non ?

Pour parler du travestissement au Mexique ou au Salvador, il faut parler des stéréotypes de sexes et de l'oppression des femmes, des homosexuels et des lesbiennes, qui est là-bas particulièrement brutale. À quoi il faut ajouter la violence de la misère, savamment entretenue par – dans un cas – un parti au pouvoir depuis 70 ans et – dans l'autre – un gouvernement d'extrême droite. Le travestissement est très mal vu. Il est assimilé à l'homosexualité, crime contre la nature et la morale. Pourtant, les folles et les travestis attirent bon nombre d'hommes qui se considèrent comme hétérosexuels. Mais pour bien marquer la distance entre eux et les « femmelettes », ils ne les fréquentent que comme prostitués. Quand l'occasion se présente, les « machos » les frappent, les violent et les assassinent.

Quant aux femmes, c'est différent. Comme les femmes, c'est bien connu, n'ont pas de sexualité propre, le lesbianisme est censé ne pas exister. S'il persiste, mariez-les. S'il persiste encore, un bon traitement psychologique. Dans les cas rebelles, le viol peut être utilisé. Les lesbiennes tentent donc généralement de passer inaperçues. Presque toujours isolées, seules au monde – avec leur amante dans le meilleur des cas –, cernées par l'imaginaire hétérosexuel, elles assument souvent des rôles « butch/femme ». D'un côté, dans les cuisines, celles qui abusent le regard naïf par leurs robes à fleurs et leur maquillage presque caricatural. De l'autre, les « compères » aux vêtements typiquement masculins, qui déambulent dans le vaste monde et qui dans l'intimité masculinisent leur prénom. Pour elles, il existe deux grandes voies de sociabilité lesbienne : le sport et l'alcool. Ce schéma est plus ou moins marqué selon les possibilités de rencontrer d'autres lesbiennes ou d'avoir accès à la réflexion féministe – ce qui souvent est lié au fait de vivre dans une capitale et d'avoir de l'argent, pour se déplacer et sortir. Et pour ce qui est du travestissement, autant il y a des concours d'hommes travestis dans les boîtes gays, autant il n'y a pas de concours pour les femmes. Seule la moquerie et la violence les attendent : comme ici, en somme.
Jules FALQUET

Jules FALQUET, sociologue, est ATER à l’université de Paris VII et membre du CREDAL-ERSIPAL (Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine) à Paris III. Sa thèse s’intitule Femmes, projets révolutionnaire, guerre et démocratisation : l’apparition du mouvement des femmes et du féminisme au Salvador (1970-1994), sous la direction de Christian Gros, Institut des hautes études d’Amérique latine – Paris III, 1997. Elle a publié des articles dans Clio, Nouvelles questions féministes, Les Cahiers du GEDISST, Les Cahiers des Amériques latines, Futur antérieur. Elle travaille actuellement sur la participation des femmes dans le mouvement zapatiste (Mexique) et dans le Mouvement des sans-terre (Brésil), ainsi que sur les effets de la mondialisation sur l’apparition de nouveaux mouvements sociaux.

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