mercredi 13 février 2008

Des fémicides à la tentation gynécidaire par Claude Guillon

Des fémicides à la tentation gynécidaire
Guillon Claude, Je chante le corps critique, chap. III, « Le corps des femmes : gestion - élimination », 2008, (http://claudeguillon.internetdown.org).

L’attention a été attirée par l’économiste indien Amartya Sen, au début des années 1990, sur les « femmes manquantes » (missing women) dans de vastes régions d’Afrique du Nort et d’Asie (la Chine et l’Inde regroupent 38 % de la population mondiale). En comparant les rapports biologiques entre les sexes à la naissance (95 filles pour 100 garçons) et les chiffres observés dans ces régions, Sen estimait le « déficit » en femmes à plus de 100 millions [145]. Faute d’un renversement de tendance, le démographe Jean-Claude Chesnais (INED) prévient : « Il n’est pas exclu que le déficit des femmes atteigne 200 millions en 2005 sur la planète [146] ». Très inquiet des déséquilibres sexuels, au sens cette fois du nombre de femmes disponibles pour les hommes, et par tant sociaux, que risque d’entraîner ce déficit, le gouvernement chinois est revenu en 2004 sur sa politique antinataliste. Combinée aux pratiques paysannes ancestrales (un fils vaut une retraite), cette politique a conduit à la pratique de l’infanticide et de l’abandon d’enfants. Pour ce qui concerne les survivantes, le trafic de bébés, d’ailleurs réprimé, ne suffisait pas à offrir un débouché aux petites filles couramment déposées sur le perron des mairies ou des dispensaires.

Certains bébés de sexe féminin étaient en effet achetés par des paysans (autour de 210 euros, en 2003) qui les destinaient à un futur mariage avec leur fils. Autant acheter une future épouse au berceau [147]. On mesure l’envergure du libre arbitre de ces filles devenues pubères... et par là le pitoyable échec des politiques staliniennes en matière de mœurs et d’« égalité des sexes », qui ont fait roucouler les maoïstes français durant des décennies. Un revenu garanti annuel à vie est offert, depuis 2004, aux personnes ayant eu un enfant unique, deux filles ou pas d’enfant du tout [148]. Ce qui peut se résumer par la formule « En arrière toute ! ».

Les techniques modernes de détection du sexe du fœtus par échographie et amniocentèse (analyse du liquide amniotique) ont facilité le passage de l’infanticide fémicide - pas toujours par une méthode violente ayant, parfois, l’avantage de la rapidité, mais aussi par empoisonnement, innoculation, défaut de soins, etc. - à l’avortement sélectif. En Inde, notamment, les mouvements féministes font campagne au moins depuis le milieu des années 1980, bien avant les premières publications de Sen, sur le slogan « Détermination du sexe égale extermination des femmes ! ». Dès cette époque les observateurs remarquent que l’avortement fémicide est pratiqué majoritairement dans les milieux aisés. Une brochure du ministère de la Santé indien souligne que le taux le plus faible de naissances féminines dans tout le pays se rencontre, encore au début des années 2000, dans les quartiers les plus bourgeois de la capitale New Delhi, ce qui réduit à rien l’explication rationalisante par la misère (trop de bouches à nourrir) ou la nécessité d’un soutien de vieillesse (explication valide dans les zones rurales [149]). Le Fonds de dévellopement des Nations unies pour les femmes (UNIFEM) a participé à l’une de ces campagnes que l’on dit de « sensibilisation », celle-là d’un ton très féministe ; les affiches représentent le ventre d’une femme enceinte, de profil, barré du slogan : “He wants a baby boy” Gender violence begins here (Il veut un garçon. La violence de genre commence là [150]). Aussi bien tourné soit-elle, il est à craindre que la formule rate la cible. « Il » n’est hélas pas le seul à vouloir des garçons, et « elle » ne se prive pas d’exercer son droit d’avorter contre son propre genre et partage l’essentiel des risques d’une sélection prénatale souvent illégale [151].

Amartya Sen a tenté d’introduire dans le débat des considérations de santé publique à court terme, qui s’ajoutent aux prévisions sociales alarmistes du type « 36 millions d’hommes indiens ne trouveront jamais d’épouses [152] ». Selon lui, on peut envisager un lien de cause à effet entre « le constat empirique des inégalités sanitaires dont sont victimes les femmes et les fillettes d’Asie du Sud et la forte incidence des maladies cardio-vasculaires dans cette région du monde ». Les carences alimentaires des filles sont à l’origine des retards de croissance et de la dénutrition des fœtus, y compris masculins bien sûr, et plus tard des maladies cardio-vasculaires, auxquelles les hommes sont davantage sujets que les femmes. « La mysoginie qui pèse si lourdement sur la santé des femmes se retourne contre les hommes comme une terrible vengeance [153] ».

Par malheur, l’économie n’est pas une vision rationnelle du monde ; le machisme non plus. Contrairement aux prétentions ou aux illusions de certains économistes, l’économie ne prévoit ni ne calcule les dégâts qu’elle provoque, qu’il s’agisse du « capital humain » ou de l’environnement. Ce qui semble rester de rationalité dans le fémicide individuel, c’est que soit le meurtrier n’a de toute façon pas accès aux corps des femmes et il se venge, soit il compensera à son bénéfice personnel le « déficit » qu’il a provoqué, en remplaçant telle femme par d’autres (épousées, achetées, violées). On constate que ce système machiste et hétéronormé conduit, par la multiplication de gestes individuels, à une « politique tacite » de nature gynécidaire. Comme le capitalisme met en péril la survie même de la planète, théâtre indispensable de sa pérennité, le machisme - religieux ou laïque, arriéré ou intégré dans les sociétés modernes -, détruit la moitié de l’humanité. De ce point de vue, le fémicide est un symptôme de la tentation gynécidaire présente dans les systèmes de domination masculine.

Le paradoxe nécessaire du gynécide est qu’il est mené grâce à la passivité relative de certaines de ses victimes, mais surtout il est rendu possible par la participation active de millions de femmes qui transmettent les valeurs du machisme dominant à leurs enfants ou jugent pertinent de tuer leurs propres filles, le plus souvent désormais avant la naissance. Archaïque dans ses motivations, le gynécide s’est modernisé, donc banalisé, en même temps que ses techniques. Même si Amartya Sen use d’un registre discutable lorsqu’il parle d’une « terrible vengeance » qui se retournerait contre les hommes, force est de constater qu’en cédant à la tentation gynécidaire, l’usage social des femmes tourne à l’extermination, et que le masculin - éliminant l’objet de sa domination - tend à se détruire lui-même comme genre.

[145] Cf. British Medical Journal (Londres), cité in Courrier international, 7 au 13 octobre 2004.

[146] Le Monde, 14 novembre 2005.

[147] Cf. « Mme Xie et ses bébés », Pierre Haski, Libération, 19 décembre 2003.

[148] Cf. Renmin Ribao, cité in Courrier international, 7 au 13 octobre 2004.

[149] Cf. « Inde : les fillettes au bücher », Le Monde, 24 juillet 1988 ; « Tuer les filles avant même leur naissance », The Telegraph (Calcutta), cité in Courrier international, 13 au 19 novembre 2003.

[150] Affiche reproduite dans Mettre fin à la violence contre les femmes..., op. cit., p. 143.

[151] Ces considérations ne doivent pas remettre en cause le principe de la liberté pour les femmes d’avorter. De toute liberté, il peut être fait un usage critiquable, qui doit être crtiqué.

[152] Libération, 18-19 septembre 2004.

[153] Sen Amartya, « Quand la misogynie devient un problème de santé publique », Letras Libres (Mexico), cité in Courrier international, 10 au 15 mai 2002.

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