dimanche 16 décembre 2007

Les liens d’humanitude, ou l’art d’être ensemble jusqu’au bout de la vie

Publié le 10 septembre 2007 sur L'Archipel rouge.fr
http://www.archipelrouge.fr/spip.php?article1074
par Sémaphore

Les liens d’humanitude,ou de l’art d’être ensemble jusqu’au bout de la vie


source : http://pagesperso-orange.fr/cec-formation.net/philohumanitude.html

Par Yves Gineste et Rosette Marescotti,

Un homme sans mémoire est comme un arbre sans racine ...

François ne parle plus. François ne bouge plus. Il ne s’exprime plus, se contente de gémir en permanence, rendant tout le monde mal à l’aise, enfermant les soignants dans un silence protecteur, et des gestes de soin mécaniques.

François ne semble plus là, certains le qualifient même de légume.

"Si ce pas triste d’être comme cela, il faudrait qu’il meure, la vie comme cela n’a pas de sens..."

Ces paroles terribles, on les entend souvent, venant de familles, bien sur, mais aussi de soignants, de médecins, ou d’autres professionnels.

Ce n’est pas le constat de la paralysie, de la simple dégradation physique qui pousse certains à s’exprimer ainsi.

Mais simplement le fait que la communication ne semble plus exister.

L’être humain est un être de communication.

Dès sa naissance, il est plongé dans un bain communicant, il ne peut se développer en dehors de ces stimulations.

Dans la philosophie de l’humanitude, nous définissons le soignant comme un professionnel qui prend soin d’une personne qui a des problèmes de santé.

La question fondamentale qui se pose est qu’est ce qu’une personne ?

L’homme est un animal, un mammifère supérieur. Mais celui qui prend soin d’un animal est un vétérinaire. Et c’est vrai que l’on rencontre parfois des soignants qui ne sont que des vétérinaires d’humains.

Pour être soignant, il faut prendre en compte autre chose que la simple partie animal de l’homme.

L’ensemble des particularités qui permettent à un homme de se reconnaître dans son espèce, nous l’avons appelé l’humanitude, en reprenant le terme de Freddy Klopfenstein (Humanitude, essai, Genève, Ed. Labor et Fides, 1980.).

Être soignant, s’est s’occuper de l’humanitude.

Un des éléments fondamentaux de l’humanitude est la communication.

Lorsqu’un enfant arrive au monde, il n’est pas encore en humanitude, et sa mère, son père, les humains qui l’entourent vont l’y faire rentrer. Comme une brebis lèche l’agneau, afin qu’il se reconnaisse dans son espèce, qu’il trouve la mamelle, la protection du troupeau, et qu’il puisse vivre parmi les siens, l’être humain a besoin d’un "léchage" pour vivre.

Ce "léchage" subtil est basé sur les trois piliers de communication, regard, parole et toucher.

Sans ce léchage, cette mise en humanitude, l’enfant meure ou s’enfonce dans l’arriération.

Ce syndrome de Spitz, ou Syndrome d’hospitalisme est bien connu :

"Dans le cas d’une carence totale en affects, si la séparation a été plus précoce et si la restitution à la mère n’intervient pas, les stades du syndrome partiel évoluent en un retard moteur grave, en un état de "marasme" qui évoque le tableau clinique de l’encéphalopathie ou de l’arriération, état qui peut être irréversible et même conduire à la mort." (source universalis).

Mais ce qui est naturel en communication avec des nouveau-nés, amené par les millénaires d’évolution de notre espèce, peut complètement disparaître dans l’accompagnement des fins de vie des patients non communicants.

Posez un nouveau né sur une table, et regardez comme toute personne qui passe va le regarder, lui parler, le toucher, s’attendrir.

Imaginez la même scène avec un patient non communicant, assis dans un fauteuil gériatrique dans un long séjour par exemple... Et risquez de ne voir personne aller spontanément vers ces grands dépendants.

Mais si l’homme ne peut vivre sans communication dès la naissance, de même il ne peut vivre sans elle lorsque que la maladie l’affaiblit.

En 1983, nous avons posé, avec l’accord d’équipe de soins remarquables, des magnétophones à déclenchement vocal dans les chambres des patients grabataires de centres de long séjour. L’idée était simplement de mesurer les temps de communication verbale directe que reçoit un patient non communicant par 24 heures.

Les résultats furent consternants : moins de 120 secondes par 24 heures ! Et cela en tenant compte du fait que les équipes qui sont prêtes à laisser faire ces mesures ont certainement un niveau de fonctionnement, d’ouverture, supérieur à la moyenne. Certains patients recevaient moins de 10 mots dans la même période.

Ne pouvant mettre en doute le coeur de ces soignants, leur désir de bien faire, nous devons comprendre qu’il est naturel de se taire avec ce type de patients. Mais si l’on estime que deux minutes par 24 heures sont insuffisantes, il nous faut donc professionnaliser la communication, mettre au point de techniques, les apprendre, les fixer.

Voyons grâce à quels canaux l’enfant est mis en humanitude :

Le regard, d’abord, est le premier canal de mise en humanitude. Lorsque que l’on s’approche d’un enfant, les regards posés sur lui portent des valeurs, des sentiments, et répondent à des critères bien précis :

Les qualités de ces regards sont l’amour, la tendresse, la fierté, la protection, l’appartenance, la reconnaissance...

Sur le plan de la "technique", le regard répond à 3 critères, il est axial, horizontal, et surtout il dure dans le temps, il est long.

On voit bien que ces qualités vont accompagner le regard humain dans la construction des relations tout au long de la vie. Si l’on décrit l’amour au travers de regard long, profond, intense, les défauts relationnels sont aussi bien identifiés dans le regard fuyant (évitement), regard de haut (mépris), de travers (rejet) etc.

Pour un patient, comment vivre quand on n’est pas regardé ?

Mais pour un soignant, un accompagnant, comment regarder la mort en face, l’agression sereinement, l’extrême vieillesse, image de ce que nous serons peut-être, dans les yeux ?

Avec les patients très atteints, très souffrants, mourants, déments agressifs... la réaction naturelle, simplement humaine, est de ne pas regarder. Nous avons filmé des toilettes de 20 minutes où pas un seul regard ne rencontrait les yeux du patient.

C’est pour cela qu’il faut professionnaliser l’approche relationnelle, et "apprendre" à regarder. Qui sait aujourd’hui, parmi les soignants, que 60 % des patients atteints de la maladie d’Alzheimer ne verront plus sur les cotés, mais auront une vision en tunnel ? Savoir cela oblige à modifier notre approche, pour arriver de face, par le pied de lit et non du côté des barrières de lit, à se rapprocher, se mettre à niveau, et surtout nous oblige à prolonger les regards.

Posons nous la question simplement. Si l’on n’a pas réfléchi au regard, appris à regarder, comment regarde t-on ? Naturellement, bien sûr. Et comment regarde t-on naturellement un patient qui nous crache à la figure, qui nous pince, qui hurle, ou qui semble ne plus être là ? Comment regarde t-on naturellement quelqu’un de très lourd, avec qui l’on sait que l’on aura des difficultés de mobilisation ? Et quelqu’un qui baigne dans ses selles ? Comment regarde t-on naturellement le 20 éme patient de la matinée ?

Il nous est facile d’imaginer, comme nous le constatons tous les jours, l’incroyable absence de regard "d’humanitude" pour les patients les plus dépendants, les plus démunis. Tout simplement parce qu’il est naturel de ne pas regarder la souffrance, pour ne pas être en face de nos propres peurs. Alors, ceux qui ont le plus besoin de nos regards sont les moins regardés...

La parole : Si le regard débute la relation d’humanitude, la parole l’accompagne immédiatement. La parole est constituée par 2 éléments, le ton et les mots.

Le ton est mélodieux, presque musical (berceuses), et doux. Le cerveau du bébé est programmé à se reconnaître cette tonalité : si l’on s’adresse à un nouveau-né en criant, il se met à pleurer, tandis que la berceuse le rassure. Le ton est accompagné de mots tendres, évoquant l’amour, la douceur, l’aide.

Rappelons simplement les 120 secondes de communications verbales soignant- patient par 24 heures en moyenne, pour les patients non communicants.

Si cela est choquant, c’est cependant normal, car la communication humaine obéit à certaines règles.

L’émetteur (ici le soignant), envoie un message verbal (par exemple bonjour), vers un récepteur, le patient. Mais en même temps, l’émetteur attend une réponse, en temps réel, pour continuer sa conversation. Ce retour, le "feed-back", c’est à dire "nourrir en retour", est la source de l’énergie de communication.

Pour continuer une communication, il est donc normal, naturel d’attendre une réponse. La plupart du temps, la réponse est non verbale, c’est-à-dire une mimique, une simple expression de compréhension. Dans une communication entre un patient et le soignant, ces communications non-verbales représentent plus de 80 % du total des communications. Si le patient est incapable d’envoyer un feed-back, une réponse verbale ou non verbale, ou si la réponse est incohérente, non signifiante par rapport au message émis, alors très rapidement la communication verbale du soignant s’arrête.

Il faut bien comprendre que personne n’y échappe. Que le silence des soignants n’a rien à voir avec un manque de coeur, d’intérêt. Souvent, nous formons des psychologues, des cadres infirmiers ou enseignants. Dès que l’on parle de communication, ils nous approuvent fermement. Mais en situation réelle de soin, lorsque qu’il s’agit de prendre en compte un patient grabataire sans communication, ils se retrouvent aussi démunis que les autres soignants. Car l’intention ne suffit pas. Et s’ils ne semblent pas convaincus, s’ils restent persuadés qu’ils parlent, eux, nous plaçons alors un observateur silencieux au cours d’une toilette, avec comme consigne de compter les mots que l’acteur de la toilette va dire. Il est rare de dépasser 10 mots en 5 minutes, si nous avons bien choisi le patient !

Il ne faut surtout pas culpabiliser, car ce silence est, répétons le, naturel, normal dans ces cas.

Mais comment accepter ce silence, comment supposer qu’il puisse s’inscrire dans une démarche d’aide ?

Si le silence est naturel, la parole, elle, est professionnelle. Elle s’apprend, elle se travaille, elle s’entraîne.

Pour cela, nous avons mis au point une méthode de communication : L’auto-feedback



(cliquer sur l'image pour une meilleure lisibilité : ndlr)

Dans une chanson, la musique est liée à la parole. Sifflez l’air, les paroles vous viennent en tête, dites le texte, la musique resurgit.

Dans l’acte de soin, la musique est en fait représentée par les gestes des soignants.

Avec ces patients "acommunicatifs", nous avons fait le choix d’entraîner nos stagiaires et nous-mêmes à décrire tous nos gestes. C’est ainsi que nous aurons des conversations de ce type : Madame, je vais vous laver le bras (prédictif). Je vous soulève le bras, c’est le bras gauche, je vous savonne le dessus de la main, la paume, je vous lave l’avant-bras, je vous le lève etc (descriptif)...

Cela paraît simple, mais cela nécessite un véritable entraînement. Si l’on rencontre souvent le prédictif, le descriptif n’est jamais réalisé naturellement. En décrivant ainsi les actes, la parole peut devenir automatique. En liant les mots aux perceptions du patient, le soignant fait aussi une véritable rééducation du schéma corporel.

En travaillant ainsi nous pouvons multiplier le temps de communication verbale par 7 ou 8. Cela suffit souvent à permettre au patient de ne pas s’enfoncer dans un syndrome d’immobilisme toujours iatrogène, c’est-à-dire fabriqué par l’institution. (Rappelons que ce syndrome conduit le patient âgé à la grabatisation, avec blocage des articulations et plaintes continuelles ou mutisme. Il représente en fait pour nous une sorte de suicide à petit feu pour cause de malheur immense, de rejet hors de l’humanitude.)

Bien sûr, dès que le patient est capable de réponses, l’auto-feedback devient obsolète.

Ce qu’il y a de remarquable, lorsque l’on utilise ces techniques, c’est l’incroyable fréquence des "réveils" de ces patients que l’on dit acognitifs, non communicants ou autre. De même, le taux de comportement "d’agitation pathologique" des patients âgés déments diminue de plus de 80 % ... Et le soin se réalise dans la douceur.

Après avoir regardé et parlé, le toucher vient conclure la mise en relation, ce que nous appelons les "préliminaires au soin".

Chez l’enfant, ce toucher d’humanitude est caractéristique : il est doux, vaste, enveloppant protecteur.

Le toucher est le fondement du soin, il n’y a pas de soin sans toucher, il est communication non-verbale. Ce type de communication est sans doute le plus important. La sécurité des mobilisations, la douceur des manipulations sont indispensables au soignant comme au patient.

Pourtant se pose un double problème pour respecter ces priorités :

1° Le geste est inconscient à 98 %, d’après Laborit. Comment contrôler des gestes inconscients ?

2° Plus un patient est "difficile", il est agressif, souffrant, lourd, plus nos gestes seront inadaptés, violents, en totale contradiction avec ce que nous voulons être, c’est à dire des soignants. Tout cela est bien sûr involontaire, mais répond à des lois de la physique : la force est égale à la moitié de la masse multipliée par le carré de la vitesse, ce qui revient à dire que pour augmenter votre force, la masse étant invariable, vous augmentez la vitesse. Or la vitesse est incompatible avec la douceur. La forme de toilette choisie et les techniques associées doivent donc permettre de favoriser les communications non-verbales les plus riches et les plus douces. Il nous semble maintenant indispensable de former les soignants au toucher-tendresse, voire au toucher-amour.

Dans ce toucher si particulier, la douceur tient le rôle principal. C’est pourquoi nous supprimons les saisies en pince, qui non seulement font mal, provoquent des hématomes sur les avant-bras des patients âgés, et même parfois des plaies ; mais aussi sont très agressives sur le plan psychologique. A t-on jamais vu des amoureux se balader en se tenant par le poignet ? Et chaque fois que dans notre vie quelqu’un nous a pris par le poignet, en "pince", cela été pour nous punir.

La mémoire de ces punitions liées aux saisies est profondément inscrite dans notre cerveau limbique, siège de toutes les émotions, de tous les souvenirs liés a un état corporel.

Pour un patient très dégradé sur le plan intellectuel, comme un patient Alzheimer, un dément alcoolique ou autre, qui ne peut savoir qui vous êtes, et que vous venez lui faire du bien, le laver, l’habiller, le seul langage "vrai" est le langage du toucher. Et si par malheur vous lui soulevez le bras en le saisissant en pince, il risque de vous recevoir comme un agresseur.

Encore une fois, il va falloir lutter contre le geste naturel de la pince, propre de la saisie humaine. Pour combattre ces réflexes, et passer à des saisies de soutien, il faut un an au minimum de corrections quotidiennes. Mais le jeu en vaut la chandelle, et les soignants qui y accèdent deviennent les plus doux, les plus demandés par les patients et leurs familles.

Le toucher du soignant doit aussi solliciter l’autorisation corporelle du patient. Normalement, la conscience nous permet d’être prévenu chaque fois que l’on nous touche. Mais imaginez le bond que vous feriez, si dans la rue, un inconnu posait sans vous avertir la main sur vous. C’est pour éviter cette "surprise", que nous préconisons d’entrer sur le corps de l’autre par le bout des doigts, la paume se posant ensuite, et l’inverse pour quitter le corps du patient. Ce toucher très tendre est en lui-même porteur de la douceur, et favorise le lien entre les partenaires du soin.

Là encore, il nécessite un long apprentissage, afin que l’on puisse enfin reconnaître le toucher du soignant comme un véritable geste professionnel à part entière, comme l’est celui du sculpteur, du peintre ou le geste du menuisier.

Yves Lamarre, chercheur en neuro sciences au Québec, vient de mettre en évidence que le toucher de la caresse, qui correspond à notre toucher tendresse, est une réalité neurologique dès le huitième mois de grossesse, et il a identifié les voies nerveuses et les zones du cerveau stimulées.

L’humanitude, ce qui nous lie aux autres humains , est ainsi démontrée pour le toucher et la parole. Le contact est une stimulation sensorielle qui arrive dans des zones émotionnelles du cerveau (les amygdales) avant même d’arriver dans les zones corticales. Et ce qui est extraordinaire, c’est que ces zones émotionnelles du cerveau limbique restent intègres jusqu’à la mort, dans quasiment tous les cas. Ce qui signifie que la preuve est maintenant faite que le "légume" n’existe pas, que même quand le cerveau intellectuel est détruit, quand l’expression n’est plus là, le cerveau émotionnel reste entièrement sensible. Et certains d’affirmer, comme Damasio (*), que "le siège de l’esprit que d’aucuns appellent l’âme" est dans le cerveau émotionnel.

Et surtout, n’oublions pas que nous sommes des manuels. Et que comme tous les manuels, il faut apprendre nos outils.

Notre outil à nous, c’est la main. Il est vrai que si jusqu’à présent les soignants ont appris un certain nombre d’actes, comme la toilette, les pansements ou autres, rares sont ceux qui ont reçu un entraînement spécifique à l’utilisation de leurs mains comme outils de relation au patient. Si professionnellement nous apprenons à ouvrir, par des techniques de préliminaires bien comprises, le tiroir de l’humanitude, celui que nous avons rempli dès la naissance, il est permis de penser que ces liens d’humanitude, tissés par les regards solidaires, la parole douce, le toucher tendresse, permettront d’accompagner avec plus de sérénité les mourants, les patients les plus dépendants, et de recevoir en héritage leur humanitude, dans ce lien profond d’émotion à émotion.

Tout simplement.

* Damasio Antonio R. , L’Erreur de Descartes, la raison des émotions, éd Odile Jacob,1995.

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