lundi 19 novembre 2007

La pornographie et le désespoir

lu sur http://lezzone.over-blog.com

par Andrea Dworkin, écrivaine et féministe

À l’origine, cet article a été préparé pour le colloque "Perspectives féministes sur la pornographie" qui s’est tenu à San Francisco, en 1978. Une vision profonde du problème de la pornographie s’incarne dans ce discours prononcé juste avant le départ d’une manifestation ayant pour thème "Take Back the Night" [Reprenons la nuit].

Je cherchais quelque chose à dire ici aujourd’hui (1) de bien différent de ce que je vais dire. Je voulais arriver ici pleine de ferveur militante, fière et déchaînée de fureur. Mais de plus en plus, je sens que cette fureur n’est que l’ombre du désespoir qui monte en moi. Le fait d’apercevoir ici et là des petits bouts de pornographie déclenchera une fureur salutaire chez toute femme qui a un tant soit peu le sens de sa valeur intrinsèque. Mais quand on étudie la pornographie en profondeur et dans toute son ampleur, comme je le fais depuis plus longtemps que je ne voudrais m’en souvenir, c’est le désespoir qui nous envahit.

La pornographie est en soi abjecte. Ce serait mentir que de la caractériser autrement et le fléau des rationalisations et des sophismes mâles ne peut ni changer ni cacher ce simple fait. Georges Bataille, un philosophe de la pornographie (qu’il appelle "érotisme"), l’exprime très clairement : "Dans son essence, le domaine de l’érotisme est le domaine de la violence, de la violation (2)." M. Bataille, contrairement à tant de ses pairs, a la bonté de préciser explicitement qu’il s’agit bien, dans tout cela, de violer les femmes. Utilisant un langage fait d’euphémismes grandiloquents, très populaire parmi les intellectuels mâles qui écrivent sur la pornographie, Bataille nous explique que "[c’]est essentiellement la partie passive, féminine qui est dissoute en tant qu’être constitué (3)". Être "dissoutes" - par n’importe quel moyen - c’est là le rôle des femmes dans la pornographie. Les grands hommes de science et les philosophes de la sexualité, y compris Kinsey, Havelock Ellis, Wilhelm Reich et Freud, confirment tous cette conception de notre rôle et de notre destinée. Les grands écrivains mâles manient le langage avec plus ou moins de bonheur pour nous représenter en fragments autogratifiants, déjà à moitié "dissous", puis ils se mettent en frais de nous "dissoudre" complètement, par tous les moyens nécessaires. Les biographes de ces grands artistes mâles célèbrent les atrocités que ces hommes ont commises contre nous dans la vie réelle comme si elles étaient essentielles à la création artistique. Et dans l’histoire, telle que les hommes l’ont vécue, ils nous ont aussi "dissoutes" par tous les moyens nécessaires. Notre peau servie en tranches et nos os fracassés sont les sources énergétiques de l’art et de la science tels que définis par les hommes ; de même, ils sont le contenu essentiel de la pornographie. L’expérience viscérale d’une haine des femmes qui ne connaît littéralement aucune limite m’a amenée au-delà de la fureur et des larmes ; je ne peux vous parler qu’à partir de mon désespoir.

Toutes, nous pensions que le monde serait bien différent, n’est-ce pas ? Même si nous avions connu la misère matérielle ou émotive pendant l’enfance ou à l’âge adulte, même si nous avions compris, à travers l’histoire et les témoignages vivants, à quel point les gens souffrent et pourquoi, nous avons toutes cru, quelque part au fond de nous-mêmes, aux possibilités humaines. Certaines d’entre nous ont cru à l’art, d’autres à la littérature, à la musique, à la religion, à la révolution, aux enfants, au potentiel libérateur de l’érotisme ou à celui de la tendresse. Peu importe tout ce que nous savions de la cruauté, nous avons toutes cru à la bonté ; et peu importe tout ce que nous savions de la haine, nous avons toutes cru à l’amitié et à l’amour. Aucune d’entre nous n’aurait pu imaginer ou croire possibles ces simples faits quotidiens que nous avons maintenant appris à connaître : la rapacité du désir de domination des mâles, la méchanceté de la suprématie mâle et le virulent mépris pour les femmes qui est le fondement même de la culture dans laquelle nous vivons. Le mouvement de libération des femmes nous a toutes obligées à regarder ces faits bien en face et pourtant, aussi courageuses et éclairées que nous soyons et aussi loin que nous soyons prêtes à aller (ou forcées d’aller), dans une vision de la réalité qui exclurait le romantisme et l’illusion, nous restons encore atterrées devant la haine des mâles pour notre sexe, sa mordibité, sa compulsivité, son obsessivité, son autocélébration dans chaque détail de la vie et de la culture. Nous pensons avoir enfin compris cette haine une fois pour toutes,l’avoir vue dans toute sa spectaculaire cruauté, en avoir compris tous les secrets, nous y être habituées ou l’avoir dépassée ou encore nous être organisées contre elle de manière à nous protéger au moins de ses pires excès. Nous pensons savoir tout ce qu’il y a à savoir sur ce que les hommes font aux femmes, même s’il nous est impossible d’imaginer pourquoi, quand tout à coup quelque chose se produit qui nous affole, nous fait perdre la tête, de sorte que nous nous retrouvons à nouveau emprisonnées comme des animaux en cage dans la réalité paralysante du contrôle mâle, de la vengeance mâle contre on ne sait quoi, de la haine mâle pour notre existence même.

On peut tout savoir et pourtant être encore incapable de concevoir des choses comme les films snuff. On peut tout savoir et pourtant être encore choquée et terrifiée quand on apprend qu’un homme ayant tenté de fabriquer des films snuff est relâché, malgré le témoignage des femmes agents clandestins qu’il voulait torturer, assassiner et, évidemment, filmer. On peut tout savoir et pourtant rester stupéfiée et paralysée devant une enfant violée sans arrêt par son père ou par un autre mâle de la famille. On peut tout savoir et pourtant en être réduite à bredouiller comme une idiote quand une femme est poursuivie en justice pour avoir tenté de s’avorter avec des aiguilles à tricoter ou pour avoir tué l’homme qui l’avait violée, ou torturée, ou qui était en train de le faire. On peut tout savoir et pourtant avoir à la fois envie de tuer et de mourir à la vue d’une jubilante image de femme passée au hache-viande sur la couverture d’un magazine national, aussi corrompu que le magazine puisse être. On peut tout savoir et pourtant refuser encore, quelque part au fond de soi, de croire que la violence individuelle et sociale envers les femmes sanctionnée par la société soit illimitée, imprévisible, omniprésente, continuelle, impitoyable et d’un sadisme parfaitement désinvolte et bienheureux. On peut tout savoir et pourtant être incapable d’accepter le fait que la sexualité et le meurtre soient à ce point amalgamés dans la conscience mâle, que la première soit impossible et impensable sans la possibilité imminente de l’autre. On peut tout savoir et pourtant, au fond de soi, refuser encore d’accepter que l’anéantissement des femmes soit pour les hommes la source de leur pensée et de leur identification. On peut tout savoir et pourtant vouloir encore désespérément tout oublier parce que si l’on regarde en face tout ce que nous savons, on se demande si la vie vaut la peine d’être vécue.

Tous les pornographes, anciens et modernes, graphiques ou littéraires, vulgaires ou aristocratiques, mettent de l’avant la même affirmation : le plaisir érotique des hommes trouve son origine et son fondement dans la destruction sauvage des femmes. Le marquis de Sade (que les universitaires mâles appellent "le divin marquis"), le pornographe le plus honoré au monde a écrit dans un de ses moments de plus grande civilité et sobriété : "Je n’aurais jamais raté de femme si j’avais été bien sûr de la tuer après (4)." L’érotisation du meurtre est l’essence de la pornographie, comme elle est l’essence de la vie. Le tortionnaire peut être un policier en train d’arracher les ongles d’une victime dans une cellule de prison ou un homme soi-disant normal qui caresse le projet d’essayer de baiser une femme à mort. Pour les hommes, en fait, le processus du meurtre - les coups et le viol sont des étapes de ce processus - est l’acte sexuel fondamental en réalité et/ou en imagination. En tant que classe, les femmes doivent rester asservies, enchaînées à la volonté sexuelle des hommes parce que ceux-ci ont besoin, pour alimenter leur appétit et leur performance sexuelles, de cette reconnaissance de leur auguste droit de tuer, peu importe qu’ils l’exercent dans toute son ampleur ou seulement en partie. Sans Ies femmes comme victimes réelles ou potentielles, les hommes sont. comme on dit dans l’habituel jargon aseptisé, "sexuellement disfonctionnels". On retrouve cette même motivation parmi les homosexuels mâles chez qui le pouvoir et/ou les conventions désignent certains mâles comme femelles ou efféminés. La pléthore de cuir et de chaînes chez les homosexuels, et la nouvelle mode chez les gais adultes soi-disant progressistes de prendre la défense des réseaux organisés de prostitution de jeunes garçons, témoignent de l’immuabilité de cette compulsion des mâles à dominer et à détruire qui est la source même de leur plaisir sexuel.

L’aspect le plus terrible de la pornographie, c’est qu’elle révèle la vérité sur les mâles, et son aspect le plus pernicieux, c’est qu’elle impose cette vérité mâle comme si c’était la vérité universelle. Ces descriptions de femmes enchaînées que l’on torture sont censées représenter nos aspirations érotiques les plus profondes. Et quelques-unes d’entre nous le croient, n’est-ce pas ? L’aspect le plus important de la pornographie, c’est que les valeurs qui y sont charriées sont les valeurs partagées par tous les hommes. C’est là un fait capital que la droite comme la gauche mâles, de manières qui sont différentes mais qui se renforcent mutuellement, veulent dissimuler aux femmes. La droite mâle veut cacher la pornographie, la gauche veut cacher sa signification. Les deux veulent que la pornographie soit accessible afin que les hommes puissent y trouver réconfort et énergie. La droite veut un accès secret à la pornographie : la gauche, un accès public. Mais que la pornographie soit ou non visible, il n’en reste pas moins que les valeurs qu’elle véhicule sont les valeurs exprimées dans les actes de viol et dans le phénomène des femmes battues, dans le système juridique, dans la religion, dans l’art et la littérature, dans la discrimination économique systématique contre les femmes, dans les académies moribondes ; et par ceux que l’on dit bons, sages, généreux et éclairés dans tous ces domaines. La pornographie n’est pas une forme d’expression isolée et distincte du reste de la vie ; c’est une forme d’expression toujours parfaitement harmonisée à la culture au sein de laquelle elle s’épanouit. Et cela reste vrai, que la pornographie soit légale ou illégale. Dans un cas comme dans l’autre, la pornographie permet de perpétuer la suprématie mâle et les crimes de violence envers les femmes car elle conditionne, entraîne, éduque et incite les hommes à mépriser les femmes, à les utiliser et à leur faire mal. La pornographie existe parce que les hommes méprisent les femmes, et les hommes méprisent les femmes en partie parce que la pornographie existe.

Quant à moi, la pornographie me détruit comme jamais la vie n’a pu le faire, du moins jusqu’à maintenant. Quelles que soient les luttes et les difficultés que j’aie connues dans ma vie, j’ai toujours eu le désir de trouver un moyen de continuer même si je ne savais pas comment, pour vivre un jour de plus, apprendre une chose de plus, faire encore une promenade, lire encore un livre, écrire un autre paragraphe, voir encore un ami, aimer encore une fois. Quand je lis ou que je vois de la pornographie, je voudrais que tout s’arrête. Pourquoi, me dis-je, pourquoi sont-ils si diaboliquement cruels et si diaboliquement fiers de l’être ? Parfois, c’est un détail qui me rend folle. Je regarde, par exemple, une série de photographies : une femme se tranche les seins au couteau, se barbouille le corps de son propre sang, s’enfonce une épée dans le vagin. Et elle sourit. C’est ce sourire qui me rend folle. Ou bien j’aperçois une immense vitrine entièrement recouverte avec les pochettes d’un disque. L’image sur la pochette représente une vue de profil des cuisses d’une femme. Sa fourche est suggérée parce que nous savons qu’elle est là ; on ne la voit pas. Le titre du disque clame : Plug Me to Death [Enfonce-moi à mort]. Et c’est l’emploi de la première personne qui me rend folle. "Enfonce-moi à mort". Cette arrogance. Cette impitoyable arrogance. Comment cela peut-il continuer ainsi, ces images, ces idées et ces valeurs dénuées de tout sens, entièrement brutales, ineptes, se répandent jour après jour, année après année, emballées, achetées et vendues, publiées, persistantes ? Personne ne veut arrêter cela, nos chers intellectuels le défendent, d’élégants avocats progressistes plaident en sa faveur et des hommes de tous les milieux ne peuvent et ne veulent vivre sans cela. Et la vie, qui est tout pour moi, perd tout son sens car ces célébrations de la cruauté détruisent ma capacité même de sentir, d’aimer et d’espérer. Je hais les pornographes par-dessus tout parce qu’ils me privent de l’espoir.

La violence psychique dans la pornographie est en elle-même et par elle-même intolérable. Elle agit sur vous comme une matraque jusqu’à ce que votre sensibilité soit complètement écrasée et que votre cœur s’arrête de battre. On est paralysée.

Tout s’arrête. On regarde les pages ou les images et on sait : c’est cela que veulent les hommes, c’est cela qu’ils ont toujours eu et qu’ils refusent d’abandonner. Comme le faisait remarquer la lesbienne féministe Karla Jay dans un article intitulé "Pot, Porn, and the Politics of Pleasure" [Le "pot", la porno et la politique du plaisir], les hommes sont prêts à se passer de raisins, de laitue, de jus d’orange, de vin portugais et de thon (5), mais pas de pornographie. Et bien sûr, on voudrait la leur arracher, la brûler, la déchirer, y jeter des bombes et raser au sol leurs cinémas et leurs maisons de publication. On a le choix entre adhérer à un mouvement révolutionnaire et s’abandonner au désespoir. Peut-être ai-je trouvé la véritable source de mon désespoir : nous ne sommes pas encore devenues un mouvement révolutionnaire.

Ce soir, comme d’autres femmes l’ont fait dans des villes du monde entier, nous allons reprendre la nuit et marcher dans les rues toutes ensemble car, dans tous les sens du terme, aucune de nous ne peut marcher seule. Toute femme, qui marche seule devient une cible. Elle sera pourchassée, harcelée et souvent en butte à la violence psychique ou physique. Ce n’est qu’ensemble que nous pouvons marcher avec un peu de sécurité, de dignité et de liberté. En marchant ensemble ce soir, nous proclamerons à la face des violeurs et de ceux qui battent leur femme que leurs jours sont comptés et que notre heure est venue. Et demain, que ferons-nous demain ? Car, mes soeurs, en vérité c’est tous les soirs qu’il faut reprendre la nuit sinon, la nuit ne nous appartiendra jamais. Et quand nous aurons conquis la noirceur, il nous faudra revenir vers la lumière pour reconquérir aussi le jour et le faire nôtre. C’est là notre choix et notre obligation. C’est un choix révolutionnaire et une obligation révolutionnaire. Pour nous, les deux sont inséparables, comme nous devons être inséparables dans notre combat pour la liberté. Plusieurs d’entre nous ont déjà marché de nombreux kilomètres - des kilomètres courageux et difficiles - mais nous ne sommes pas encore rendues assez loin. Ce soir, à chaque pas et à chaque souffle, nous devons nous engager à aller jusqu’au bout : jusqu’à ce que nous ayons transformé cette terre que nous foulons, qui est pour le moment une prison et une tombe, en notre chez-nous joyeux et légitime. Nous devons le faire et nous le ferons, pour notre propre bien et pour celui de toutes les femmes, pour toujours.

[1]

Traduction : Monique Audy.

Extrait de : Laura Lederer, L’Envers de la nuit, Montréal, les éditions du remue-ménage, 1982.

*Source :http://lezzone.over-blog.com/article-6942064.html

[1] Notes

1. À l’origine, cet article a été préparé pour le colloque "Perspectives féministes sur la pornographie" qui s’est tenu à San Francisco, en 1978. Une vision profonde du problème de la pornographie s’incarne dans ce discours prononcé juste avant le départ d’une manifestation ayant pour thème "Take Back the Night" [reprenons la nuit]. Nous avions organisé cette marche pour bien montrer notre détermination à enrayer la vague de violence envers les femmes, qu’elle vienne des violeurs, de ceux qui battent leur femme ou des fabricants d’images dans les mass-médias. À la tombée de la nuit, 3000 manifestantes se sont rassemblées pour entendre "L’exhortation à la marche" d’Andrea Dworkin. Puis, nous nous sommes frayé un chemin jusqu’à Broadway, au milieu des touristes, des enseignes au néon annonçant les spectacles sexuels sur scène, les librairies "pour adultes seulement" et les cinémas pornographiques. En scandant des slogans comme : "Plus jamais de profits tirés du corps des femmes", nous avons envahi toute la rue, paralysé la circulation et occupé complètement un bout de Broadway sur une longueur de trois pâtés de maisons. Pour la première fois, et pendant une heure, Broadway n’appartenait plus aux aboyeurs devant les guichets, aux proxénètes ou aux pornographes, mais à des milliers de femmes, à leurs chants, à leurs voix, à leur colère et à leur vision. 2. Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Union générale d’éditions, 10/18, 1970, p. 21. 3. Ibid., p. 22. 4. D.A.F. de Sade, Oeuvres complètes du marquis de Sade, Édition définitive, Cercle du livre précieux, 1966, tome 8, p. 391. 5. N.D.T. : Allusion aux boycottages de ces produits organisés par la gauche pour soutenir les luttes des travailleurs exploités par les producteurs.

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